Ce texte regroupe des extraits de l’article sur le Life Designing du site de l’OSP (orientation scolaire et professionnelle); lui-même étant la traduction française de l’article publié dans le Journal of Vocational Behavior, 75(3) : Savickas, M. L., Nota, L., Rossier, J., Dauwalder, J.-P., Duarte, M. E., Guichard, J., Soresi, S., Van Esbroeck, R., & van Vianen, A. E. M., « Life designing: A paradigm for career construction in the 21st century » (239-250), © 2009, avec la permission de Elsevier. http://www.sciencedirect.com/science/journal/00018791
Résumé de l’article
La nouvelle organisation sociale du travail du début du 21e siècle pose une série de questions et lance de nombreux défis aux spécialistes de l’accompagnement en orientation professionnelle. Compte tenu de la mondialisation du conseil en orientation, c’est dans un cadre international que nous avons décidé d’aborder ces questions, puis de formuler des réponses potentiellement innovantes. Cette approche permet d’éviter les difficultés que soulève la création de modèles et de méthodes dans un pays donné en tentant ensuite de les exporter dans d’autres, où ils doivent être adaptés pour être utilisés. Cet article présente le premier résultat tangible de cette collaboration : un modèle et des méthodes d’accompagnement des personnes. Le modèle « Construire sa vie », destiné à des interventions d’accompagnement en orientation se fonde sur cinq présupposés concernant les personnes et leur vie professionnelle : des possibilités liées aux contextes, des processus dynamiques, une progression non linéaire, des perspectives multiples et des configurations individuelles. En partant de ces présupposés, nous avons bâti un modèle en contexte, se réclamant de l’épistémologie du constructionnisme social, reconnaissant en particulier que les connaissances et l’identité d’un individu sont le produit d’interactions sociales et que le sens est co-construit, via la médiation du discours. Le cadre général « construire sa vie » s’appuie sur les théories de la construction de soi (Guichard, 2005) et de la construction des parcours professionnels (Savickas, 2005), qui décrivent les conduites d’orientation et leurs développements. Ce cadre concerne toute la vie, il est holiste, tient compte des contextes et est préventif.
Traduction du mot Life Designing
Life-designing a été traduit par « construire sa vie ». To design en anglais signifie en effet « concevoir dans son esprit », « inventer », « former un plan ou un projet », « avoir un but ou une intention » (American Heritage Dictionary). Une traduction possible aurait été « projeter sa vie » ou « faire des projets de vie ». Le suffixe « ing », qui désigne l’action en train de se faire, a été rendu par l’infinitif. Nous avons opté pour « construire » afin d’évoquer, dès le titre, les épistémologies constructivistes et sociales constructionnistes qui sont au principe de la thèse développée dans l’article. Par ailleurs, life designing trouve son sens dans sa prise de position par rapport à career development.
Le Life Designing répond à la crise des modèles existants
Les théories et techniques actuelles de l’orientation sont en crise car leur postulat central de prévisibilité – se fondant sur les notions de stabilité et d’étapes des parcours professionnels – paraît non seulement discutable, mais surtout comme ayant perdu de sa pertinence. En effet, les conduites humaines ne sont pas seulement fonction de la personne, mais aussi de l’environnement. Alors quel que soit le degré de stabilité des caractéristiques individuelles, l’environnement change rapidement. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de modèles théoriques mettant l’accent sur la flexibilité humaine, l’adaptabilité et la formation tout au long de la vie. Par ailleurs, de nouvelles méthodes d’accompagnement en orientation devraient adopter une approche dynamique en stimulant chez les personnes la pensée créatrice et l’exploration de « soi » possibles (Oyserman, Bybee & Terry, 2006).
Appréhender l’individu dans sa globalité.
Les individus des sociétés du savoir du début du 21e siècle doivent prendre conscience que leurs préoccupations d’orientation et de vie professionnelles ne sont que des éléments d’un ensemble beaucoup plus vaste d’interrogations relatives à la manière de vivre sa vie dans un monde postmoderne dominé par une économie globalisée, et s’appuyant sur les technologies de l’information. Par exemple, la question de l’équilibre entre les activités et les relations de travail, d’un côté, et celles de la vie familiale, de l’autre, devient un élément important dans la réflexion des personnes qui s’interrogent sur leurs compétences et leurs aspirations. Les nombreux travailleurs périphériques (dont l’emploi est aléatoire, indépendant, temporaire, externe, à temps partiel ou occasionnel) se trouvent de plus en plus souvent confrontés à une préoccupation majeure : articuler leurs différents domaines de vie.
Une des conséquences majeures des interrelations entre les différents domaines de la vie est que nous ne pouvons plus parler avec assurance d’orientation professionnelle ou de conseil en orientation scolaire ou professionnelle. Il nous faut plutôt envisager des « parcours de vie » au cours desquels les individus projettent et construisent progressivement leur vie en y incluant leur parcours professionnel. Ce ne sont plus seulement les adolescents qui sont confrontés à la question majeure : « Que vais-je faire de ma vie ? ». Celle-ci se pose désormais à toute personne devant faire face à une série de transitions majeures dans son existence, qu’il s’agisse de changements en matière de santé, d’emploi ou dans les relations intimes.
Répondre à la question de la construction de sa vie conduit à des considérations éthiques sur les principes fournissant des repères pour s’orienter dans l’existence et pour identifier ce qui rend une vie digne d’être vécue (Taylor, 1989). Comme l’a observé Parker (2007) :
Derrière chaque acte autobiographique se trouve un « soi » pour qui certaines choses ont de l’importance et sont prioritaires par rapport à d’autres. Certaines de ces choses ne sont pas seulement des objets de désir ou d’intérêt, mais elles commandent l’admiration ou le respect de celui qui écrit. Ce sont les « biens-clés » qui l’animent et façonnent ses choix et ses délibérations éthiques. Ceux-ci peuvent comprendre des idéaux de réalisation de soi, de justice sociale, d’égalité de respect, ou d’attention à autrui… Ce sont aussi ces biens qui, inévitablement, façonnent les histoires qu’il raconte quand il se projette dans le futur ou construit son passé ou son présent. En bref, ces biens se trouvent au cœur des récits de vie, ils en sont des constituants nécessaires. (p. 1) (…)
Comprendre comment les individus construisent leur vie.
Les problèmes d’orientation contemporains, relatifs à la manière dont les individus construisent leur vie, conduisent à une question de recherche différente de celles précédemment formulées sur l’appariement et le développement (Guichard, 2005) : quels sont les facteurs et les processus de la construction de soi d’une personne ? Même s’il est toujours important de comprendre comment les personnes choisissent leur métier et comment les parcours professionnels se développent au cours du temps, il nous faut désormais mieux comprendre comment, à travers leur travail, les individus construisent leur vie. Nous devons chercher à répondre à la question : comment les individus peuvent-ils construire au mieux leur vie dans la société humaine dans laquelle ils vivent ? Une telle question de recherche souligne immédiatement la nécessité de prendre en compte les activités dans les différents domaines de vie, plutôt que de se limiter au seul travail. En s’engageant dans des activités correspondant à différents rôles, les individus identifient celles qui sont en résonance avec ce qui est central pour eux. C’est par leurs activités, en lien avec leurs discours sur leurs expériences, que les personnes se construisent. (…)
Transformer cette idée de “métier unique”
Une étude longitudinale récente du Bureau Américain de Statistiques du Travail (2002) montre qu’en moyenne, les jeunes gens de moins de 36 ans ont changé 9,6 fois d’emploi depuis l’âge de 16 ans. Si les gens changent en moyenne de travail pratiquement tous les deux ans, alors le choix unique d’un seul métier pour la vie constitue plus un mythe qu’une réalité.
(…) Pour la majorité des personnes qui s’adressent au conseiller d’orientation, l’enjeu n’est plus d’effectuer un choix professionnel unique, mais de prendre la responsabilité de la construction de leur parcours professionnel et de la formation de leur identité.
Se concentrer sur le comment.
Notre second présupposé, en matière de changement dans les modèles et méthodologies de l’accompagnement en orientation, consiste, par conséquent, à affirmer qu’il est préférable de se focaliser sur les stratégies de survie et les dynamiques du faire face (coping) plutôt que d’ajouter encore de l’information ou des contenus. Les conseillers doivent débattre avec ceux qui les consultent du « comment faire ? » et non du « que faire ? ».
Cadre d’intervention du Life Designing.
Le cadre général d’intervention d’accompagnement est ainsi défini ; tout le long de la vie, holistique, en contexte et préventif. Il vise à aider les personnes à accroître leur adaptabilité, leur narrativité et leur activité. Alors que l’adaptabilité est relative au changement, la narrativité concerne la continuité. Ensemble, adaptabilité et narrativité donnent aux individus la flexibilité et la fidélité à soi qui leur permettent d’entreprendre des activités ayant du sens pour eux et de se développer dans les sociétés du savoir.
Modèle d’intervention en six étapes
Le modèle d’intervention pour accompagner la personne dans la construction de sa vie se fonde sur des récits et des activités, plutôt que sur des scores aux tests et des interprétations de profils. On peut décrire schématiquement ce modèle en distinguant six grandes étapes, même si celles-ci sont en réalité déterminées en fonction de l’expérience des bénéficiaires.
Premièrement, le bénéficiaire et le conseiller définissent le problème et identifient les attentes du premier, relatives à cette intervention. La définition de l’objectif de cette interaction de conseil va de pair avec l’établissement d’une alliance de travail. Dans cette interaction, le conseiller encourage le bénéficiaire à décrire – dans ses récits – l’histoire des problèmes à aborder. Le conseiller incite le bénéficiaire à réfléchir sur les thèmes et sur le sens des récits qu’il lui raconte. Au cours de ce dialogue, ils repèrent ensemble les principaux contextes de chaque problème. Ils évitent de se centrer de manière étroite sur un seul contexte : le dialogue doit aider le bénéficiaire à prendre conscience des principaux domaines de sa vie. De plus, il leur faut considérer, parmi les rôles centraux et périphériques du bénéficiaire, ceux qui sont actuellement saillants pour cette activité de conseil.
Après l’identification du problème et de son principal contexte, la seconde étape porte sur l’exploration du système actuel des formes identitaires subjectives du bénéficiaire. Celui-ci et le conseiller cherchent à comprendre comment le premier se perçoit actuellement, comment il organise son « soi » et fonctionne dans le rôle/domaine saillant. Le conseiller aide le consultant à réfléchir et à structurer son récit en l’amenant à articuler ses expériences et espérances, ses actions et interactions, ses relations aux autres et ses anticipations.
Le but de la troisième étape est d’ouvrir des perspectives. Le seul fait de raconter ces récits transforme l’implicite en explicite en le rendant plus objectif et plus clair. Objectiver les histoires les rend plus consistantes et plus réelles, et permet en retour au bénéficiaire de prendre, avec son récit, une distance telle qu’elle lui permet de l’étudier. Cette lecture attentive de ses récits lui permet de les considérer sous des angles nouveaux et de les relire de manière critique. Le conseiller s’enquiert auprès du bénéficiaire de l’éventuel abandon de certaines options, de rêves détruits ou de choix empêchés. Ce peut alors être le moment de raconter à nouveau et de vivre, une fois encore, l’expérience de ces histoires empêchées. Par cette découverte commune et par cette réappropriation, les récits peuvent être ainsi réorganisés, revus et revitalisés.
Après cette révision du récit, la quatrième étape d’une intervention pour accompagner la personne dans la construction de sa vie consiste à situer le problème dans cette nouvelle histoire. Le moment clé de ce processus est celui où le problème est vu de cette nouvelle perspective. Cela permet au bénéficiaire d’avoir une nouvelle vision de soi en partant du point de vue de certaines formes identitaires nouvelles ou espérées. La résolution du problème et une modification du bénéficiaire adviennent quand ce dernier cristallise de nouvelles anticipations et énonce un soi possible qui n’était que vaguement pressenti avant l’intervention. L’étape semble toucher à sa fin quand le bénéficiaire produit une synthèse de l’ancien et du nouveau en sélectionnant un rôle et une identité et en s’y engageant à l’essai.
Au cours de la cinquième étape, le bénéficiaire sélectionne des activités lui permettant de mettre cette identité à l’épreuve et de la réaliser. Il lui faut s’engager dans des activités en rapport avec le soi possible dont il a fait le récit. Afin d’être concret quant à ces activités et à leur signification, le bénéficiaire doit esquisser un projet. Celui-ci décrit comment s’engager dans de nouvelles expériences. Il liste des activités susceptibles de faire passer l’individu de ce qu’il expérimente actuellement à ce qu’il désire actuellement, un mouvement que Tiedeman (1964) appelle une action intentionnelle (purposeful action). Ce projet doit aussi préciser les manières de faire face à des obstacles (actuels ou éventuels) et préparer le bénéficiaire à faire le nouveau récit de sa vie à des auditoires importants pour lui. Ce projet doit aussi s’assurer du concours des parents, partenaires, amis, et de toutes personnes qui – pouvant former un bon auditoire – peuvent aider à donner davantage de clarté et de cohérence au récit. Le conseiller doit aussi s’assurer auprès du bénéficiaire que ce plan d’actions intentionnelles répond bien au problème qui l’a amené. Il peut être utile de lui donner un résumé écrit du plan, ainsi qu’une profession de foi identitaire cristallisant ses points forts durables et lui donnant une « formule de succès ».
La sixième étape est celle du suivi à court et à long terme. L’assurance qualité requiert du conseiller qu’il étudie les résultats de la consultation et, si nécessaire, qu’il propose un ou des rendez-vous supplémentaires.